roaringriri
2024-06-11 16:26:53 UTC
Entretien avec Charles Jacquier, commentant le texte de D. Guerin: Front
Populaire, Révolution manqué, D. Guerin 1936
Du Front populaire à la Nupes, la trahison au fond des urnes ?
Postier retraité, historien du dimanche et camarade de CQFD, Charles
Jacquier a réédité et préfacé la somme de l’auteur révolutionnaire
Daniel Guérin Front populaire, révolution manquée.
Alors que les législatives de juin remettent l’idée de Front pop’ à
l’ordre du jour, on évoque avec lui l’année 1936 qui a vu une coalition
des gauches accéder au pouvoir. Des fourberies des sociaux-traîtres et
des crapules staliniennes, il tire une leçon : le mouvement social ne
respire librement qu’à l’écart des partis et des gouvernements.
La victoire du Front populaire aux législatives de mai 1936 est
immédiatement suivie d’un immense mouvement de grève avec occupation des
usines. Comment l’expliquer ?
« Je me réfère souvent à l’article de Simone Weil “La Vie et la grève
des ouvrières métallos”2, qui raconte à la fois son expérience en usine
et le climat des occupations de mai-juin 1936. Elle y dit : “Il s’agit,
après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant
des mois et des années, d’oser enfin se redresser. Se tenir debout.
Prendre la parole à son tour.” Une forme de renaissance ouvrière. Ces
grèves ne sont pas téléguidées par les communistes ou les gauchistes,
elles sont le fait d’un embrasement spontané, qui prend de court les partis.
« L’étincelle tient aussi au fait qu’avec la victoire du Front
populaire, les ouvriers se disent : “Enfin, on a un gouvernement qui va
nous être favorable.” »
Ce mouvement s’inscrit dans un long processus. Il y a d’abord le
souvenir de la saignée de 14-18 qui s’éloigne, rendant à nouveau
possible la lutte. C’est aussi la sortie d’un long tunnel d’échec des
mobilisations, après les grèves de mai 19203, fortement réprimées. Dans
le même temps, en mars 1936, la réunification de la CGT (proche de la
SFIO, le parti socialiste) et de la CGTU (révolutionnaire puis
pro-soviétique) met un terme à la scission syndicale de 1921, qui avait
longtemps fait obstacle à tout mouvement d’ampleur.
L’étincelle tient aussi au fait qu’avec la victoire du Front populaire,
les ouvriers se disent : “Enfin, on a un gouvernement qui va nous être
favorable.” Ce qui n’est pas faux : les occupations de mai-juin ne sont
pas réprimées. D’où l’enthousiasme dans les usines. Et la panique du
patronat. Car les revendications dépassent de loin le programme du Front
populaire. Les occupations représentent une entorse majeure au pouvoir
des possédants. Lesquels se tournent vers le président du Conseil Léon
Blum pour qu’il y mette un terme. En échange, le patronat sous pression
signe les accords de Matignon, entérinant des revendications (réduction
du temps de travail, congés payés, hausse des salaires, etc.)
impensables encore quelques jours auparavant. »
Quel rôle jouent les syndicats dans cette séquence ?
« Dans son livre Esprit du syndicalisme (1951), le syndicaliste Michel
Collinet montre comment les effectifs de la CGT explosent littéralement
en 1936. À l’usine Renault de Billancourt, on passe de 20 syndiqués à 20
000, dont 6 000 adhèrent au parti communiste. Ces nouveaux adhérents,
qui représentent l’immense majorité des effectifs de la CGT réunifiée,
voient avant tout le syndicat comme leur représentant auprès du
gouvernement du Front populaire. C’est pourquoi le député communiste
Paul Vaillant-Couturier dit que son parti, qui n’a pas de poste au
gouvernement, tient le “ministère des masses”. Parmi ces nouveaux
syndiqués, les communistes mènent le jeu même si des bagarres acharnées
éclatent peu après pour le contrôle de certaines structures syndicales.
« Le Front populaire vire de bord et envoie la police réprimer les
conflits sociaux dès le mois de septembre. Ce sont les lendemains qui
déchantent »
Les communistes exercent la même mainmise sur la suite des mouvements
sociaux, qui voient les acquis de 36 remis en cause. En effet, le
patronat ne tarde pas à désavouer ses représentants signataires des
accords de Matignon, tandis que le Front populaire vire de bord et
envoie la police réprimer les conflits sociaux dès le mois de septembre.
Ce sont les lendemains qui déchantent, jusqu’à l’échec de la grève
générale du 30 novembre 1938 contre les mesures antisociales du
gouvernement Daladier, qui a remplacé celui du Front populaire. Quelques
mois plus tôt, le syndicaliste libertaire Louis Mercier-Vega, dit
Charles Ridel, montrait déjà que les grèves de la métallurgie parisienne
du printemps 1938 avaient été phagocytées par les directions syndicales
et le parti communiste, qui pilotaient les mouvements sociaux en
fonction de considérations nationales et internationales4. »
Quelle influence exerce justement le contexte international, en
particulier l’URSS, dans la victoire du Front populaire ?
« Comme le montre Guérin dans Front populaire, révolution manquée5. Mais
Staline se rend compte qu’il ne parviendra pas à s’entendre avec le
dirigeant nazi dans l’immédiat et change son fusil d’épaule. À partir de
l’été 1934, il promeut les fronts populaires, l’unité d’action de la
gauche, les alliances antifascistes, en s’élargissant le plus possible à
droite. Il faut bien voir qu’à l’époque, les communistes s’opposent au
programme de gauche, car ils espèrent avant tout s’entendre avec les
radicaux-socialistes – plutôt centristes, mais très puissants. Sauf
qu’en mai 1936, en France, ce sont les socialistes qui recueillent le
plus de voix et forment le gouvernement. L’orientation droitière des
communistes se fait ensuite sentir pendant les grèves. En juin, le parti
appelle à cesser le mouvement par la voix de son secrétaire général
Maurice Thorez qui déclare : “Il faut savoir terminer une grève.” »
36 est-il vraiment, pour reprendre le titre du livre de Daniel Guérin, «
une révolution manquée » ?
« Comme les trotskystes, Guérin estime que, sans le barrage des
sociaux-démocrates et des staliniens, la révolution aurait pu triompher.
D’autres sont plus circonspects. Simone Weil, pour sa part, se veut
pragmatique : pour elle, il faut former les syndiqués, saisir l’occasion
de redonner des couleurs au mouvement ouvrier, afin que les syndicats ne
soient pas seulement les courroies de transmission des partis politiques
et que les ouvriers s’organisent concrètement pour prendre le contrôle
des usines.
Guérin fait partie de la Gauche révolutionnaire, la tendance la plus à
gauche de la SFIO, à laquelle son livre donne une grande importance.
Mais elle ne représente que quelques milliers de militants, aux prises
avec des logiques nationales et internationales qui les dépassent. En
réalité, les militants d’usine sont surtout au parti communiste. Certes,
dans son récit il y a une effervescence, parce que Guérin joue un rôle
important dans le comité CGT, qu’il appelle le “soviet”, des Lilas, en
banlieue parisienne, ou qu’il est appelé à négocier dans les usines en
grève. Son courant n’en demeure pas moins très minoritaire. Surtout hors
de la région parisienne. Dans la SFIO des Bouches-du-Rhône, par exemple,
la Gauche révolutionnaire est absolument marginale.
Pour cette génération, 36 marque surtout le début de la longue hégémonie
du parti communiste sur la classe ouvrière, le syndicalisme et la gauche
en général. Les jeunes cadres communistes qui émergent en mai-juin 36
seront ensuite actifs jusqu’aux années 1970. »
Aujourd’hui, la Nouvelle union populaire, écologique et sociale (Nupes)
qui s’est formée à l’occasion des législatives à venir tend à se
présenter comme un nouveau Front populaire. Quel regard portes-tu sur
cette tentative ?
« La Nupes est un mauvais attelage électoraliste, sans principes, sans
vertèbres. Il y a peut-être des gens qui vont se raccrocher à ça. Mais
ceux qui sont vraiment de gauche vont vite en revenir. Plus que jamais,
l’enjeu principal se situe sur le terrain des luttes sociales et
environnementales et de leur autonomie par rapport aux logiques
politiciennes. »
Populaire, Révolution manqué, D. Guerin 1936
Du Front populaire à la Nupes, la trahison au fond des urnes ?
Postier retraité, historien du dimanche et camarade de CQFD, Charles
Jacquier a réédité et préfacé la somme de l’auteur révolutionnaire
Daniel Guérin Front populaire, révolution manquée.
Alors que les législatives de juin remettent l’idée de Front pop’ à
l’ordre du jour, on évoque avec lui l’année 1936 qui a vu une coalition
des gauches accéder au pouvoir. Des fourberies des sociaux-traîtres et
des crapules staliniennes, il tire une leçon : le mouvement social ne
respire librement qu’à l’écart des partis et des gouvernements.
La victoire du Front populaire aux législatives de mai 1936 est
immédiatement suivie d’un immense mouvement de grève avec occupation des
usines. Comment l’expliquer ?
« Je me réfère souvent à l’article de Simone Weil “La Vie et la grève
des ouvrières métallos”2, qui raconte à la fois son expérience en usine
et le climat des occupations de mai-juin 1936. Elle y dit : “Il s’agit,
après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant
des mois et des années, d’oser enfin se redresser. Se tenir debout.
Prendre la parole à son tour.” Une forme de renaissance ouvrière. Ces
grèves ne sont pas téléguidées par les communistes ou les gauchistes,
elles sont le fait d’un embrasement spontané, qui prend de court les partis.
« L’étincelle tient aussi au fait qu’avec la victoire du Front
populaire, les ouvriers se disent : “Enfin, on a un gouvernement qui va
nous être favorable.” »
Ce mouvement s’inscrit dans un long processus. Il y a d’abord le
souvenir de la saignée de 14-18 qui s’éloigne, rendant à nouveau
possible la lutte. C’est aussi la sortie d’un long tunnel d’échec des
mobilisations, après les grèves de mai 19203, fortement réprimées. Dans
le même temps, en mars 1936, la réunification de la CGT (proche de la
SFIO, le parti socialiste) et de la CGTU (révolutionnaire puis
pro-soviétique) met un terme à la scission syndicale de 1921, qui avait
longtemps fait obstacle à tout mouvement d’ampleur.
L’étincelle tient aussi au fait qu’avec la victoire du Front populaire,
les ouvriers se disent : “Enfin, on a un gouvernement qui va nous être
favorable.” Ce qui n’est pas faux : les occupations de mai-juin ne sont
pas réprimées. D’où l’enthousiasme dans les usines. Et la panique du
patronat. Car les revendications dépassent de loin le programme du Front
populaire. Les occupations représentent une entorse majeure au pouvoir
des possédants. Lesquels se tournent vers le président du Conseil Léon
Blum pour qu’il y mette un terme. En échange, le patronat sous pression
signe les accords de Matignon, entérinant des revendications (réduction
du temps de travail, congés payés, hausse des salaires, etc.)
impensables encore quelques jours auparavant. »
Quel rôle jouent les syndicats dans cette séquence ?
« Dans son livre Esprit du syndicalisme (1951), le syndicaliste Michel
Collinet montre comment les effectifs de la CGT explosent littéralement
en 1936. À l’usine Renault de Billancourt, on passe de 20 syndiqués à 20
000, dont 6 000 adhèrent au parti communiste. Ces nouveaux adhérents,
qui représentent l’immense majorité des effectifs de la CGT réunifiée,
voient avant tout le syndicat comme leur représentant auprès du
gouvernement du Front populaire. C’est pourquoi le député communiste
Paul Vaillant-Couturier dit que son parti, qui n’a pas de poste au
gouvernement, tient le “ministère des masses”. Parmi ces nouveaux
syndiqués, les communistes mènent le jeu même si des bagarres acharnées
éclatent peu après pour le contrôle de certaines structures syndicales.
« Le Front populaire vire de bord et envoie la police réprimer les
conflits sociaux dès le mois de septembre. Ce sont les lendemains qui
déchantent »
Les communistes exercent la même mainmise sur la suite des mouvements
sociaux, qui voient les acquis de 36 remis en cause. En effet, le
patronat ne tarde pas à désavouer ses représentants signataires des
accords de Matignon, tandis que le Front populaire vire de bord et
envoie la police réprimer les conflits sociaux dès le mois de septembre.
Ce sont les lendemains qui déchantent, jusqu’à l’échec de la grève
générale du 30 novembre 1938 contre les mesures antisociales du
gouvernement Daladier, qui a remplacé celui du Front populaire. Quelques
mois plus tôt, le syndicaliste libertaire Louis Mercier-Vega, dit
Charles Ridel, montrait déjà que les grèves de la métallurgie parisienne
du printemps 1938 avaient été phagocytées par les directions syndicales
et le parti communiste, qui pilotaient les mouvements sociaux en
fonction de considérations nationales et internationales4. »
Quelle influence exerce justement le contexte international, en
particulier l’URSS, dans la victoire du Front populaire ?
« Comme le montre Guérin dans Front populaire, révolution manquée5. Mais
Staline se rend compte qu’il ne parviendra pas à s’entendre avec le
dirigeant nazi dans l’immédiat et change son fusil d’épaule. À partir de
l’été 1934, il promeut les fronts populaires, l’unité d’action de la
gauche, les alliances antifascistes, en s’élargissant le plus possible à
droite. Il faut bien voir qu’à l’époque, les communistes s’opposent au
programme de gauche, car ils espèrent avant tout s’entendre avec les
radicaux-socialistes – plutôt centristes, mais très puissants. Sauf
qu’en mai 1936, en France, ce sont les socialistes qui recueillent le
plus de voix et forment le gouvernement. L’orientation droitière des
communistes se fait ensuite sentir pendant les grèves. En juin, le parti
appelle à cesser le mouvement par la voix de son secrétaire général
Maurice Thorez qui déclare : “Il faut savoir terminer une grève.” »
36 est-il vraiment, pour reprendre le titre du livre de Daniel Guérin, «
une révolution manquée » ?
« Comme les trotskystes, Guérin estime que, sans le barrage des
sociaux-démocrates et des staliniens, la révolution aurait pu triompher.
D’autres sont plus circonspects. Simone Weil, pour sa part, se veut
pragmatique : pour elle, il faut former les syndiqués, saisir l’occasion
de redonner des couleurs au mouvement ouvrier, afin que les syndicats ne
soient pas seulement les courroies de transmission des partis politiques
et que les ouvriers s’organisent concrètement pour prendre le contrôle
des usines.
Guérin fait partie de la Gauche révolutionnaire, la tendance la plus à
gauche de la SFIO, à laquelle son livre donne une grande importance.
Mais elle ne représente que quelques milliers de militants, aux prises
avec des logiques nationales et internationales qui les dépassent. En
réalité, les militants d’usine sont surtout au parti communiste. Certes,
dans son récit il y a une effervescence, parce que Guérin joue un rôle
important dans le comité CGT, qu’il appelle le “soviet”, des Lilas, en
banlieue parisienne, ou qu’il est appelé à négocier dans les usines en
grève. Son courant n’en demeure pas moins très minoritaire. Surtout hors
de la région parisienne. Dans la SFIO des Bouches-du-Rhône, par exemple,
la Gauche révolutionnaire est absolument marginale.
Pour cette génération, 36 marque surtout le début de la longue hégémonie
du parti communiste sur la classe ouvrière, le syndicalisme et la gauche
en général. Les jeunes cadres communistes qui émergent en mai-juin 36
seront ensuite actifs jusqu’aux années 1970. »
Aujourd’hui, la Nouvelle union populaire, écologique et sociale (Nupes)
qui s’est formée à l’occasion des législatives à venir tend à se
présenter comme un nouveau Front populaire. Quel regard portes-tu sur
cette tentative ?
« La Nupes est un mauvais attelage électoraliste, sans principes, sans
vertèbres. Il y a peut-être des gens qui vont se raccrocher à ça. Mais
ceux qui sont vraiment de gauche vont vite en revenir. Plus que jamais,
l’enjeu principal se situe sur le terrain des luttes sociales et
environnementales et de leur autonomie par rapport aux logiques
politiciennes. »