Post by PIC-NIQUELe livre doit grandement son succès au fait qu’il ait été présenté comme
une pièce à conviction à la charge des personnes soupçonnées de sabotage de
lignes SNCF en novembre dernier : le livre, qui appelle à l’insurrection,
Pour la méthode, retenons du sabotage le principe suivant : un minimum de
risque dans l’action, un minimum de temps, un maximum de dommages.
Saboter avec quelque conséquence la machine sociale implique aujourd’hui
de reconquérir et réinventer les moyens d’interrompre ses réseaux. Comment
rendre inutilisable une ligne de TGV, un réseau électrique ? Comment
trouver les points faibles des réseaux informatiques, comment brouiller des
ondes radios et rendre à la neige le petit écran ?
Ce livre subversif ayant été trouvé en possession des suspects, voilà bien
la preuve (Petit rappel historique en note de ce qu’il convient désormais d’appeler
« l’affaire de Tarnac »… [1] ).
Diabolisé par la police, discrédité par les gauchistes
Pour l’éditeur de « L’insurrection qui vient », Eric Hazan, dans un
« Il n’y pas eu [dans la presse] une vraie critique de ce livre… »
La presse s’est bornée à parler de « manuel insurrectionnel », de «
bréviaire anarchiste », sans aborder le fond, à part, peut-être, Marc
Cohen, sur Causeur, qui cite à l’appui des « vrais militants de la vraie
Cette pseudo pièce à conviction n’est hélas qu’un inoffensif conglomérat
de banalités toninégristes, bourdivines ou ségolénistes, cimentées par une
ignaritude sans bornes, qui n’appelle donc qu’une franche rigolade, suivie
d’une sévère correction.
Diabolisé par la police, discrédité par les gauchistes… Circulez, il n’y a
rien à voir, et refermez-moi ce bouquin SVP.
Pas si vite ! Ce livre est bien plus intéressant qu’on ne veut bien le
dire. Tout d’abord il est fort bien écrit avec un ton et un style original,
je souscris aux remarques d’Eric Kazan à ce sujet, dans l’interview citée.
Je suis aussi très loin d’y voir, à la différence de Marc Cohen, la moindre
trace d’« ignaritude ». Bien au contraire. Ce texte s’inscrit
manifestement, même s’il ne le dit pas, dans une culture politique ancienne
(dont il n’est pas inutile de mettre en évidence les filiations) pour en
proposer toutefois une lecture relativement nouvelle.
Un néo-gauchisme, critique du gauchisme
Je comprends bien que cette nouveauté dérange les vieux gauchistes (ceux
que Marc Cohen nomme « les vrais »), car le discours politique du « Comité
invisible » les attaque frontalement et les ravale carrément au rang d’alliés
objectifs de leur propre ennemi désigné, ce qui doit en effet être agaçant
Les milieux militants (…) ne sont porteurs que du nombre de leurs échecs,
et de l’amertume qu’ils en conçoivent. Leur usure, comme l’excès de leur
impuissance, les ont rendus inaptes à saisir les possibilités du présent.
On y parle bien trop, au reste, afin de meubler une passivité malheureuse ;
et cela les rend peu sûrs policièrement. Comme il est vain d’espérer d’eux
quelque chose, il est stupide d’être déçu de leur sclérose. Il suffit de
les laisser à leur crevaison.
Tous les milieux sont contre-révolutionnaires, parce que leur unique
affaire est de préserver leur mauvais confort.
« L’insurrection qui vient » est donc bien une critique radicale du
gauchisme, mais elle émane - c’est probablement là que le bât blesse - d’une
sorte… de néo-gauchisme, qu’on pourrait même qualifier de gauchisme
post-nucléaire . Un gauchisme qui n’attend nullement l’avènement d’un
nouveau Mai 68, mais se prépare à vivre dans ce monde qu’il voit venir
aujourd’hui et qui ressemble bien plus à celui de Mad Max que le quartier
Latin au printemps !
Si la critique sociale du « Comité invisible » est beaucoup plus radicale
que celle du gauchisme des années 1970, puisqu’elle annonce, et même
appelle, « la fin de la civilisation occidentale » bien au delà d’un simple
dépassement du capitalisme, l’origine de cette analyse puise bien - sans le
dire - aux mêmes sources que le gauchisme, ce en quoi je m’autorise à la
qualifier de néo-gauchisme.
Reprenant la définition de Richard Gombin [2] du gauchisme comme une
alternative révolutionnaire au marxisme-léninisme (le marxisme, en quelques
sortes, « doublé par sa gauche »), on retrouve dans le néo-gauchisme du «
Comité invisible » tous les éléments fondateurs de ce gauchisme des années
a.. la rupture de la filiation philosophique et historique avec le
mouvement révolutionnaire de la première moitié du 20e siècle, dominé par
le marxisme et la révolution russe, dont l’échec est constaté,
a.. le déplacement du discours de la critique sociale de l’analyse
strictement économique du marxisme vers une « critique de la vie
quotidienne » (Henri Lefebvre), intégrant notamment la critique de la
société de consommation et des nouvelles formes d’aliénation de la société
moderne,
a.. le rejet du rôle du parti révolutionnaire comme « avant-garde
éclairée du prolétariat » et de la « dictature du prolétariat » au profit d’un
« communisme de conseils » et « de conception “autonomistes” de la
révolution et de la gestion de la société socialiste » (Richard Gombin).
« L’extinction d’une civilisation »
Mais ces trois éléments sont encore plus prononcés chez « nos »
a.. la rupture de la filiation est si radicale qu’il n’est plus fait
aucune référence aux mouvements révolutionnaires du 20e siècle (dont on
sent bien pourtant que les auteurs maîtrisent les concepts et le jargon si
spécifique : il leur échappe ainsi une « fausse conscience » à la page 54,
et un « Tout le pouvoir aux communes » à la page 123, qui est une référence
transparente à la Révolution russe : « Tout le pouvoir aux soviets »…). Les
références historiques sont volontairement antérieures (1789, 1848, 1871).
a.. la critique sociale « de la vie quotidienne » est élevée au rang de
critique « de la civilisation » occidentale, qui aliène les identités
individuelles, dissout les relations sociales et détruit la nature. La
critique va du rejet du travail à celui de l’économie, de l’urbanisme, de
l’environnement,
de l’Etat, de la nation, et enfin de la civilisation. Les traces de
situationnisme sont clairement repérables, de même que l’influence de
Pierre Bourdieu, qui n’est pas cité, mais évoqué plusieurs fois de manière
transparente (on s’en inspire directement et on le stigmatise en même
À ce stade, une contestation strictement sociale, qui refuse de voir que
ce qui nous fait face n’est pas la crise d’une société mais l’extinction d’une
civilisation, se rend par là complice de sa perpétuation. C’est même une
stratégie courante désormais que de critiquer cette société dans le vain
espoir de sauver cette civilisation.
a.. le rejet du parti et de la bureaucratie révolutionnaire (trotskistes
compris) conduit le « Comité invisible » à se présenter clairement comme
« anarchiste », et à en prôner la forme spécifique d’anarchisme communiste
(par différence avec un anarchisme « individualiste » à la Stirner, «
mutuelliste », à la Proudhon, ou « collectiviste », à la Bakounine). C’est
donc bien plutôt un « anarchisme communiste » à la Kropotkine, fondé sur la
libre association par affinités, au sein de « communes ».
Un anarchisme communiste et spontanéiste
Cet anarchisme est fortement « spontanéiste » (et l’on retrouve là encore
une influence clairement gauchiste - version 70’s - du « maoïsme
spontanéiste », ou « mao spontex » de Mai 68), mettant l’accent sur « l’auto-organisation
», notamment « locale », et se refusant volontairement à la théorisation
Il n’y a pas à poser une forme idéale à l’action. L’essentiel est que l’action
se donne une forme, qu’elle la suscite et ne la subisse pas.
Le refus du vote, même dans les assemblées générales, est affirmé. La
coordination des « communes amies » (les différents groupes anarchistes
constitués de par le monde) est assurée par « communication horizontale,
proliférante ». La décision collective est présentée comme une sorte de
Si l’on parvient ainsi à déchirer ce fantasme de l’Assemblée Générale au
profit d’une telle assemblée des présences, si l’on parvient à déjouer la
toujours renaissante tentation de l’hégémonie, si l’on cesse de se fixer la
décision comme finalité, il y a quelques chances que se produise une de ces
prises en masse, l’un de ces phénomènes de cristallisation collective où
une décision prend les êtres, dans leur totalité ou seulement pour partie.
Un discours antisocial, générationnel, pessimiste et minimaliste
La filiation du « Comité invisible » est donc manifeste avec le gauchisme
des années 1970, même si elle est dissimulée sous la revendication de l’anarchisme,
et débouche sur une critique radicale de ce gauchisme accusé d’impuissance
et même de collusion avec l’ordre établi. Mais ce néo-gauchisme s’écarte
très nettement de ce passé, par plusieurs aspects importants qui font l’originalité,
à mon sens, de cette nouvelle « vision » révolutionnaire du 21e siècle. Le
discours du « Comité invisible » se revendique lui même comme un discours
générationnel, il est fondamentalement pessimiste et se replie sur un
avenir minimaliste. Il est enfin marqué par une profonde nostalgie
existentialiste, teintée de romantisme désespéré.
Les auteurs de ce « Comité invisible » affichent en effet clairement qu’ils
tiennent un discours générationnel, un discours de la jeune génération d’aujourd’hui,
par opposition à l’ancienne, et même en opposition avec elle. Les « vrais
gauchistes » de Marc Cohen ne s’y trompent pas, d’ailleurs, en reprochant
Nous appartenons à une génération qui (…) n’a jamais compté sur la
retraite ni sur le droit du travail, encore moins sur le droit au travail.
Qui n’est même pas « précaire » comme se plaisent à le théoriser les
fractions les plus avancées de la militance gauchiste, parce qu’être
précaire c’est encore se définir par rapport à la sphère du travail, en l’espèce
: à sa décomposition. Nous admettons la nécessité de trouver de l’argent,
qu’importent les moyens, parce qu’il est présentement impossible de s’en
passer, non la nécessité de travailler. D’ailleurs, nous ne travaillons
plus : nous taffons. L’entreprise n’est pas un lieu où nous existons, c’est
un lieu que nous traversons. Nous ne sommes pas cyniques, nous sommes juste
réticents à nous faire abuser.
Qui plus est, le discours du « Comité invisible » n’est pas un discours de
mobilisation sociale, mais bien au contraire un discours de «
démobilisation » (p. 37), qui confine au séparatisme social, qui est - au
S’organiser par-delà et contre le travail, déserter collectivement le
régime de la mobilisation, manifester l’existence d’une vitalité et d’une
discipline dans la démobilisation même est un crime qu’une civilisation aux
abois n’est pas près de nous pardonner ; c’est en effet la seule façon de
lui survivre.
« Piller, cultiver, fabriquer »
Le projet du « Comité invisible » est bien de s’organiser pour faire face à
la fin du monde. Non de renverser l’ordre social, car il serait d’ores et
déjà « décomposé ». Il suffira d’accélérer un peu sa destruction finale par
« l’insurection qui vient » en se préparant, comme dans Mad Max, à « lui
survivre »…
Ces nouveaux anarchistes doivent dont « se trouver » (titre du chapitre 8)
pour pouvoir « s’organiser » (chap. 9) en « communes », pour préparer la
résistance collective face au chaos qui vient. Cette organisation est
minimaliste et basée sur « l’autosuffisance » . Les images évoquées sont
celle des « jardins », des « ateliers » et des « épiceries ». On sent, au
choix, l’influence du « small is beautifull », d’une forme de retour à la
terre - et au Larzac - des années 1970, voire un vieux retour du «
communisme agraire » du 19e siècle.
Face à la société, la délinquance est encouragée, et même « le pillage »,
« la fraude » (escroquerie aux assurances sociales). Le coup de main et la
« débrouille », l’économie « au noir », inspirés des « savoir-faire des
bidonvilles », comme mode de vie acceptable, même si transitoire, car une
fois les supermarchés d’alimentation pillés, il faudra produire soi-même…
Dans ce monde, il faudra aussi « être armé », même si le groupe affiche une
sorte de pacifisme de dissuasion. Il faudra aussi organiser des « zones d’opacité
», propices à la clandestinité.
Le programme est résumé d’un slogan clair : « Piller, cultiver,
fabriquer ».
L’imminence de la catastrophe
Ce discours fait preuve d’un pessimisme fondamental, et fait clairement
référence au mouvement punk (dès la première page). Les membres du « Comité
invisible » vivent dans « le sentiment de l’imminence de l’effondrement » .
Ils expriment aussi une forme de nostalgie existentialiste, presque
romantique, d’un monde où l’on « existe », où l’on « éprouve » des «
sentiments », un monde de « vérité », où l’on se reconnaît par l’«
amitié »… Le reproche de fond, plusieurs fois répété, envers la société
contemporaine est qu’elle empêche les gens d’« exister ». Le thème n’est
jamais vraiment développé, mais il affleure de manière récurrente tout au
long du livre. A cette nostalgie répond une forme de romantisme du chaos,
du « néant » et du « champ de ruine » qu’est déjà la société actuelle, ou
qu’elle sera bientôt.
Le modèle est évoqué sans cesse comme celui de l’avenir, il est présenté
comme inéluctable et même souhaitable : les émeutes françaises de 2005
généralisées à l’ensemble de la planète, attisées par les membres de ces
« communes amies », « auto-organisées » et « auto-suffisantes », dispersées
de par la monde et reconstruisant, entre elles et pour elles, sur les
décombres fumants du monde, un nouvel avenir qui permettra enfin à chacun d’«
exister ».
Ce serait, à mon sens, une faute de repousser ce discours d’un revers de la
main en le ridiculisant, comme d’en faire une quelconque preuve à
conviction dans une affaire douteuse. Il faut au contraire en reconnaître l’originalité
et la cohérence et s’interroger sur sa capacité réelle à convaincre
certains jeunes aux marges désespérées d’une société qui s’enfonce bel et
bien dans la crise.
L’intellectualisation de la violence et sa justification politique ne sont
pas des nouveautés. Mais il faut, j’en suis persuadé, observer de très près
cette résurgence, présentée sous une forme réactualisée, à destination
spécifique de la jeunesse, ne serait-ce que pour voir si elle prend ! Les
émeutes de 2005 n’ont pas produit de discours politique consistant. « L’insurrection
qui vient » entend donner un cadre théorique et un programme politique,
même s’il est minimaliste, aux émeutes qui pourraient venir. Ça mérite qu’on
s’y intéresse sérieusement à mon avis.